Les oiseaux des champs bio sont ils plus vifs ?

Un article scientifique1, publié récemment dans la revue Agriculture, Ecosystems & Environment a fait beaucoup parler. L’article en question affirme, dès son titre, la chose suivante : L’agriculture biologique impacte positivement la vitalité des passereaux en zone agricole. Cette affirmation semble avoir déplu à beaucoup, et les critiques (et insultes) se sont multipliées2.

Ces critiques sont-elles justifiées ? Nous avons listé si dessous les principales critiques rencontrées sur l’article, et nous allons voir si elles sont pertinentes.

NB. Il n’y a pas là-dedans de jugement de valeur ; certaines de ces critiques ont certainement été prononcées en toute bonne foi, d’autres non, mais le but n’est pas de juger ceux qui les ont émises.

« Les oiseaux volent, ils ne sont pas restés dans le champ bio ou dans le champ conventionnel »

C’est certainement la critique la plus couramment observée. Alors oui, en effet on peut se dire que puisqu’ils volent, les oiseaux pourraient aller chercher leur nourriture très loin, d’autant plus que certains sont migrateurs, donc capable de se déplacer sur de très longues distances. Sauf qu’en période de reproduction, les passereaux ne vont pas bien loin de leur nids. Dans l’étude il est précisé que les espèces étudiées ont un domaine vital de 0.2 à 8 ha. Les auteurs ont déterminé la proportion de cultures bio dans un rayon de 250 m autour de leurs points d’échantillonnage, soit une zone de plus de 19 ha, largement supérieure au domaine vital des différents oiseaux étudiés. 

« Les oiseaux ne reconnaissent pas le champ bio du conventionnel »

À aucun moment l’article ne dit que les oiseaux ont choisi le champ ou reconnu que le champ était en bio (mais on peut se poser la question, les oiseaux pourraient repérer des sites avec une plus grande densité de proies). L’idée est plutôt que, en fonction de là où ils se sont installés, les oiseaux ont été exposés à des pratiques agricoles différentes qui affectent leur comportement.

« Il y a d’autres facteurs non pris en compte (haies, prédation, âge des oiseaux) qui pourraient être responsables de l’effet observé »

Beaucoup se sont inquiétés de la possibilité que les résultats de l’étude soient dus à des facteurs confondants. Ce ne serait pas le mode d’agriculture (bio ou conventionnel) mais une autre différence, due au hasard, qui causerait les effets observés. Par exemple, il pourrait y avoir eu plus de haies sur le site bio, ou le comportement des oiseaux d’un des deux sites aurait pu être influencé par un prédateur passé juste avant l’échantillonnage.

Cette critique aurait été tout à fait pertinente si les auteurs avaient fait seulement un échantillonnage sur une haie « bio » et un échantillonnage sur une haie « conventionnelle ». Cependant les auteurs ont suivi 20 sites différents : 10 haies conventionnelles et 10 haies bio. Cela évite que des spécificités du site viennent fausser le résultat et permet de vérifier s’il y a des différences entre les sites, par exemple en terme de quantité de haies. Dans l’article, les auteurs ont vérifié la longueur, la hauteur, l’épaisseur et la densité des haies sans mettre en évidence de différence entre les sites bio et les sites conventionnels, à l’exception de la surface cultivée en bio (voir la Table 1 de l’article). À noter que des études ont mis en évidence que la surface de zones semi naturelles est plus importante dans les fermes bio que dans les conventionnelles3, mais ce n’est pas le cas pour les sites sélectionnés ici (qui ont du être sélectionnés pour que la seule différence entre eux soit la proportion d’agriculture bio autour du site d’étude).

Tweet de @CaluGuillaume indiquant, à tort, que l’alerte préalable d’un prédateur, par exemple l’épervier en photo, aurait pu créer un faux positif.

La présence d’un prédateur avant l’échantillonnage, qui aurait affecté le comportement des oiseaux, a aussi été évoquée dans les critiques. Là encore, la multiplication des mesures rend le résultat robuste vis-à-vis de ce type d’évènements : les 20 sites ont été échantillonnés 3 fois. Un prédateur qui passe une fois sur un des sites n’aura que peu d’effet sur le résultat final. S’il y a plus de prédateurs qui passent sur les différents sites bio, c’est alors que le mode d’agriculture affecte l’abondance des prédateurs. Il y aurait donc bien, même dans ce cas, un effet du type d’agriculture sur le comportement des passereaux.

De même, concernant la remarque sur l’âge des oiseaux, si, sur les 164 oiseaux sur lesquels les mesures ont été réalisées, ceux d’une condition ou de l’autre sont plus âgés, c’est alors qu’il y a un effet du mode d’agriculture sur l’âge des oiseaux que l’on y trouve.

« La mesure de l’agressivité, c’est forcément subjectif »

Les termes utilisés pour décrire les résultats, en indiquant « des oiseaux plus vifs », « plus de vitalité » ou encore « des oiseaux plus agressifs » peut laisser à penser à une évaluation subjective (« ils ont l’air plus vifs ceux-là ! »). Certains commentateurs se sont inquiétés que ces mesures qu’ils imaginaient subjectives puissent avoir été influencées par les a priori des expérimentateurs.

Sauf pour décrire le comportement des oiseaux, les auteurs ne se sont pas basés sur une appréciation subjective, sur un ressenti. Ils ont utilisé des paramètres quantifiables tels que le nombre de coups de bec, de cris de détresse ou de tentatives de fuite sur un temps donné. Cette méthode permet d’avoir des mesures du comportement qui sont tout autant répétables et pas plus soumise à un biais de mesure de la part des auteurs que n’importe quelle autre mesure physiologique.

Dans l’article, il n’est pas précisé si toutes les mesures comportementales ont été réalisées par la même personne, mais tout les mesures morphologiques ont été réalisées par le même expérimentateur afin de limiter les variations de temps de manipulation des oiseaux, ce qui aurait pu influencer le dernier test de comportement. Le biais d’expérimentateur est bien connu dans la recherche en écologie. En règle générale et dans la mesure du possible, les même mesures sont faites par les mêmes personnes. Toutefois, il peut arriver que cela ne soit tout simplement pas possible. Dans ce cas, on évite alors qu’une même personne fasse toutes les mesures pour une condition expérimentale et une autre personne pour l’autre condition, en répartissant à chaque expérimentateur autant de mesure pour chaque condition. De cette façon, la variabilité dépendante de l’expérimentateur va uniquement augmenter la variabilité au sein de chaque groupe, sans augmenter la différence entre les deux groupe. Cela va tellement de soi que ce n’est jamais précisé dans la section méthodologie des articles, mais il n’y a pas de doute que cette approche ait été utilisée dans cette étude également.

« Affirmation trop extraordinaire/attendons que d’autres études le confirment »

Il n’y a rien d’extraordinaire à affirmer que l’agriculture conventionnelle a un impact négatif sur les oiseaux comparativement à l’agriculture bio. Ce n’est pas la première étude à le dire. De nombreuses études ont montré une diversité et une richesse spécifique réduite chez les oiseaux des champs conventionnels et un consensus se dégage en faveur du bio4.

De la même façon, les effets sub-létaux de très faibles doses de pesticides sur le comportement d’espèces non ciblées par ces pesticides sont largement connus5.

Ce qu’apporte réellement cette étude, c’est la mise en évidence, dans des conditions réelles avec des niveaux d’exposition aux pesticides a priori faibles, des mécanismes par lesquels les oiseaux sont affectés, avec la mise en évidence de ce qui est très probablement d’importants effets sub-létaux sur le comportement du cocktail de pesticides auxquels les oiseaux se nourrissant dans les champs non bio sont exposés6.

« 164 oiseaux, c’est trop peu »

Cette remarque, qui peut passer pour une marque de prudence scientifique, démontre en fait une assez grande méconnaissance des méthodes statistiques utilisées en biologie. En effet, pour tout paramètre que l’on va mesurer sur du vivant, on a une certaine variabilité que l’on ne peut pas contrôler. Les tests statistiques sont utilisés pour déterminer la probabilité p que la différence observée soit due au hasard d’échantillonnage dans une population avec une certaine variabilité pour le paramètre mesuré. Ces tests statistiques prennent déjà en compte le nombre d’échantillons.

Dans l’étude en question, les résultats de ces tests sont présentés. On peut voir par exemple que pour le nombre de tentatives de fuite du filet, on  a l’indication p<0.0001, soit 0.01% de chance que la différence observée soit due au hasard.

Extrait des résultats présentés dans l’article. Les statistiques indiquent que la différence en termes de nombre de tentative de fuite en fonction du type d’agriculture est significative. La probabilité que cette différence soit due au hasard est inférieure à 0,0001.

Pour la plupart des études de ce type, on considère en général que si la différence que l’on observe a moins de 5% de chance d’être due au hasard, la différence est significative, et ceci quel que soit le nombre d’échantillons. Ici, le test statistique donne une valeur de p très en deçà (de 500 fois !) de ce seuil arbitraire usuel de 5%; on n’a donc vraiment pas problème de manque de données pour pouvoir conclure.

Quand on prévoit une étude, augmenter le nombre d’échantillons permet surtout de s’assurer que l’on ne va pas passer à coté d’un effet réel parce que le faible nombre d’échantillon ne nous permet pas d’établir que la différence est statistiquement significative. Plus on augmente le nombre d’échantillons, plus on va être capable de déterminer qu’une différence faible est due à un effet réel du facteur étudié. En revanche, quand une différence est significative, elle l’est même si le nombre d’échantillons est faible.

« Pesticides aussi en bio »

S’il est vrai que certains pesticides sont autorisés en bio, ceux-ci sont en général bien moins toxiques que ceux utilisés en agriculture conventionnelle7.

D’autre part, l’utilisation de pesticides en bio se fait surtout pour la viticulture, l’arboriculture et le maraichage, et très peu pour les grandes cultures. Sur les cultures concernées par l’étude (blé, triticale, féverole ou fève, orge, maïs, colza, tournesol, luzerne), aucun pesticide ou presque n’est utilisé en général. Les auteurs précisent que les agriculteurs bio de la zone d’étude n’utilisent aucun pesticide, ce qui est cohérent avec le type de cultures, quand les conventionnels en utilisent en moyenne 5 à 10 dans leurs cultures et procèdent à 4 à 8 applications par an.

« Pas de dosage de pesticide dans le sang »

L’étude s’est aussi vu reprocher de ne pas avoir quantifié les pesticides dans le sang des passereaux. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les prises de sang sont assez traumatisantes pour les oiseaux8. Dans l’étude, les auteurs se sont attachés à limiter le stress induit chez les passereaux étudiés, notamment en limitant le temps de manipulation. Faire des prélèvements de sang sur un très grand nombre d’oiseaux alors qu’on ne sait pas encore si on va observer un effet au niveau du comportement semble assez logique.

Les dosages de pesticides représentent aussi un coût important, mais au delà le cet aspect comptable, la question de leur faisabilité se pose aussi. En effet, d’un point de vue technique, doser les pesticides dans le sang de passereaux n’a rien d’évident. Les prélèvements de sang doivent se limiter à 1 % maximum du poids de l’oiseau (à titre d’exemple, une mésange charbonnière pèse entre 12 g et 22 g). Le volume ainsi recueilli peut être suffisant pour doser certaine substances pour lesquelles on est capable d’une très grande précision ou pour lesquels on a des raisons de suspecter une très forte exposition9. En revanche, le volume pouvant être collecté pourrait être insuffisant pour mettre en évidence une contamination par un nombre important de composés (ce qui peut nécessiter l’emploi de systèmes analytiques différents, et donc de diviser l’échantillon en plusieurs sous-échantillons) ou si l’on recherche des composés présents à faible concentration, ce qui est suspecté dans l’étude qui nous intéresse aujourd’hui.

Dans tous les cas, les auteurs concluent sur un effet du mode d’agriculture dans l’environnement immédiat de l’oiseau, pas sur un lien avec le taux de pesticides dans le sang. L’absence de ces données ne retire donc rien à la qualité de l’article.

On peut par ailleurs se demander si de telles données, en supposant qu’elles aient pu être obtenues, auraient apporté des informations pertinentes. L’effet des pesticides pourrait en effet perdurer après leur élimination par l’organisme, si par exemple ils laissent des séquelles neurologique. Pour cette raison, doser les pesticides à un moment donné renseigne peu sur l’effet à moyen terme d’une exposition aigüe ou chronique.

« De toute façon ils sont malhonnêtes »

Ce que nous avons vu pour l’instant, ce sont de nombreuses attaques sur cet article dont la plupart sont facilement rejetées si on prend la peine de lire l’article. Mais l’accusation de malhonnêteté des chercheurs sans critique de fond solide ressemble plus à un bon indicateur de la malhonnêteté intellectuelle de ceux qui émettent ces critiques. Comme évoqué précédemment, ce n’est pas le premier article à montrer les effets négatifs des pesticides sur les oiseaux sauvages. Les auteurs des autres articles sont-ils tous malhonnêtes ?

« Ce n’est pas l’article scientifique qui pose problème, mais la façon dont il est repris dans les média »

Une dernière critique ne vise plus l’article scientifique lui-même, mais la façon dont il aurait été repris par Reporterre10, l’un des rares média à relayer cette étude. Mais cet article déforme-t-il les résultats de l’étude ?

Dans son titre, l’article affirme que les oiseaux des champs bio se portent mieux que ceux des champs « pesticidés ». Cela correspond bien aux conclusion de l’étude, et si le terme « pesticidés » a fait réagir certaines personnes, il s’agit bien d’une des principales différences entre les conditions testées et correspondant très probablement à la principale explication des différences de comportement observées. Ce qui est dit ensuite dans l’article de Reporterre au sujet de l’étude correspond en tout point à ce qui est décrit dans l’article scientifique. Les propos de deux des auteurs de l’étude sont aussi rapportés, mais eux non plus ne vont pas plus loin que les conclusions de l’article, sauf pour indiquer les études supplémentaires qu’ils comptent mener. Donc non, on n’assiste pas là à une déformation des faits de la part de médias militants.

D’autres médias11 ont simplement repris le communiqué de presse publié sur le site de l’Université de Bourgogne à laquelle est affilié l’un des auteurs de l’étude12. Là encore, difficile de voir là-dedans une déformation de la part de médias militants.

En guise de conclusion…

Avoir un regard critique sur les articles scientifiques et leurs reprises dans les médias est bien entendu essentiel. Mais il ne faudrait pas non plus oublier d’avoir un regard critique sur les critiques elles-mêmes, qu’elles soient virulentes ou plus nuancées en apparence.

La plupart des critiques exprimées contre cette étude étaient ridicules, consternantes, et ne résistaient pas à une rapide lecture de l’article. Pour quelques autres, il fallait quelques notions sur l’écologie des oiseaux ou la méthodes scientifiques utilisées en écologie pour comprendre la critique et comprendre en quoi elle était fallacieuse. Il est intéressant (quoique, disons-le franchement, assez attendu) de constater qu’aucun signataire de la tribune « NoFakeScience » (en théorie « pour un traitement rigoureux de l’information scientifique »), n’ait pris la défense des auteurs de l’étude face à ces violentes attaques.

Comparaison des systèmes agricoles : une réponse aux représentations simplistes

« Bon Pote » a publié récemment sur son blog un article1 présentant des diagrammes sur l’agriculture réalisés par «Stéphane, de la chaîne Terre à Terre» (@terreterre13, abrégé « TT » dans la suite de ce texte). Ces diagrammes avaient pour objectif de comparer simplement les différents systèmes agricoles. Résumer simplement un sujet complexe comme l’agriculture n’est pas chose facile, mais cela ne justifie pas de faire une représentation complètement fausse de ce que sont les différents modèles agricoles et leurs impacts sur l’environnement. S’il est bien précisé dans l’article d’origine « les diagrammes présentés ont comme unique ambition d’informer le grand public sur la nature et les implications de différents types de systèmes agricoles. La réalité agricole étant bien trop complexe pour être schématisée de la sorte », ce qui motive cette réponse c’est le sentiment que ces infographies désinforment bien plus qu’elles n’informent.

Le présent texte est une réponse à la représentation de l’agriculture proposée par TT, et a pour ambition de proposer une critique constructive favorisant la réflexion sur les nécessaires transitions de l’agriculture.

Oubli de la biodiversité

Le premier problème, et certainement le plus important, est l’absence de prise en compte de la biodiversité. Ce problème a déjà été souligné à l’auteur lorsqu’il a publié sur twitter la première version de ses diagrammes2, mais aucun ajout n’a été fait depuis. L’auteur justifie cette absence par le fait que le sujet serait déjà en partie traité dans la partie sur le sol, et l’aspect « impact sur la biodiversité » n’aurait pas été évident à traiter3. Qu’en est-il vraiment ?

Déjà, on pourrait nous dire que le sujet de la biodiversité n’est pas un sujet important, et que l’auteur peut choisir ce dont il veut parler. Donc le sujet de la biodiversité dans le milieu agricole est-il important ? Oui évidemment ! Rappelons simplement que les scientifiques parlent d’un effondrement de la biodiversité, d’une 6e crise d’extinction dans laquelle on rentre à toute vitesse4. Il faut aussi, et surtout, savoir que cette biodiversité nous est très bénéfique par les services qu’elle nous rend, notamment pour la pollinisation des cultures, pour le contrôle biologique naturel des ravageurs et pour le maintien de la fertilité des sols5. Donc ne pas parler de biodiversité lorsque l’on parle d’agriculture et que l’on souhaite comparer les modèles agricoles est un problème.

L’auteur des diagrammes indique que la biodiversité est déjà traitée au travers de la question de la préservation des sols. Mais la biodiversité ne se limite pas à la vie du sol ! C’est négliger les insectes volants, les oiseaux des milieux agricoles, les chauves-souris, la faune et la flore des milieux aquatiques. Or, si certains facteurs peuvent affecter, de la même façon le sol et la biodiversité en général, ce n’est pas le cas de tous : l’effet d’un travail intensif du sol est surtout visible sur la vie du sol, quand celui des pesticides va fortement impacter les insectes volants, notamment pollinisateurs, les oiseaux, mais aussi les milieux aquatiques. Donc, non, l’impact sur la biodiversité n’est pas traité dans la partie « sols ».

L’effet des pratiques agricoles sur la biodiversité serait peut-être trop complexe à traiter, on ne disposerait pas de données suffisantes ? C’est en tout cas ce que suggère l’auteur des diagrammes6. Pourtant, non, la littérature scientifique est extrêmement claire sur le sujet : une agriculture moins intensive, et notamment l’agriculture biologique est très bénéfique pour la biodiversité7], L’impact négatif de certaines pratiques, notamment l’utilisation de pesticides, est clairement connu8.

Il est donc très difficile de comprendre pourquoi la biodiversité a ainsi été « oubliée » alors qu’elle n’aurait pas été plus complexe à prendre en compte que les autres sujets abordés.

La préservation des sols

Dans le premier diagramme (voir ci-dessous), l’auteur compare les différents systèmes agricoles en fonction de deux paramètres : l’intensité du travail du sol et l’utilisation de pesticides.

Tout d’abord, l’auteur fait une distinction entre une agriculture conventionnelle « avec excès » et une agriculture « raisonnée » en indiquant (sans que nous ayons pu trouver la source de cette affirmation) que cela représente la majorité de l’agriculture conventionnelle. Cela semble très peu crédible étant donné que l’utilisation de pesticides a augmenté depuis 20089, ce qui ne correspond pas vraiment à un passage à des pratiques plus raisonnées. Les pratiques étaient-elles déjà raisonnées en 2008 ? Si c’est le cas, ce « raisonné » est très loin d’être raisonnable, il ne suffit pas à enrayer le déclin de la biodiversité en zone agricole qui continue encore aujourd’hui10. Si, pour certaines pratiques, l’agriculture conventionnelle est aujourd’hui plus raisonnée qu’elle n’a pu l’être, c’est principalement dû à des évolutions réglementaires11.

Sur l’axe « épandages » (comprendre : de pesticides) l’agriculture biologique occupe une grande place entre « aucun pesticide utilisé » et « épandage de la quantité juste nécessaire ». L’auteur justifie cela par le fait que la quantité de pesticides naturels utilisée ne serait pas limitée (ce qui est faux) et que pour certaines productions comme la viticulture12, ces pesticides pourraient être utilisés en grande quantité. Cette approche consistant à montrer l’ensemble des possibles, l’ensemble de ce qui est autorisé, serait défendable si elle était appliquée de la même façon pour tous les systèmes comparés. Mais ce n’est pas le cas. En effet, sur l’axe pesticides, l’ACS est représentée commençant à « épandage de la quantité juste nécessaire » au même niveau que le bio. Pourtant, rien dans l’ACS n’interdit le recours à des excès de pesticides 13. Si la même règle avait été appliquée à l’ensemble des systèmes, l’ACS aurait dû commencer au même niveau que l’agriculture conventionnelle « avec excès ». Au-delà du fait de ne pas appliquer la même règle pour tous les systèmes considérés, représenter les systèmes par des zones homogènes n’est pas pertinent. Quelle est la répartition des systèmes au sein de ces zones ?

Sur l’axe « travail du sol », il y aurait plusieurs remarques, mais concentrons-nous sur la principale : une production agricole sans aucun travail du sol, et sans utilisation de pesticides, existe en dehors de la permaculture, et s’appelle des prairies permanentes. Alors, oui, l’auteur précise qu’il ne considère pas l’élevage dans son analyse, mais c’est d’une absurdité monstrueuse de mettre dans un même sac viticulture, grande cultures, maraîchage mais d’exclure les prairies. Par exemple, du maïs ensilage sera pris en compte dans ces représentations, mais une prairie de fauche ne le sera pas. Pourtant, les différents systèmes de culture présentés vont aussi influencer le choix de faire plutôt de la prairie ou plutôt des cultures fourragères. Concrètement, en bio, il sera plus simple de faire de la prairie, en ACS on pourra faire du maïs sur des terrains non labourables qui sans ces techniques seraient en prairie : quelle est la meilleure solution pour le sol ? De la même façon, dans les systèmes de culture bio, il va souvent y avoir des prairies temporaires incluses dans les rotations. C’est on ne peut plus bénéfique pour le sol, mais encore une fois, ce n’est pas pris en compte.

Sur les diagonales, l’auteur indique l’état supposé de conservation des sols. D’après ces indications, L’ACS assurerait toujours une conservation du sol « bonne » ou « très bonne ». Ces limites ne sont pas expliquées et semblent correspondre uniquement à la théorie personnelle de l’auteur.

Et si on confrontait la théorie de l’auteur sur l’état des sols à des données réelles ?

Pour cela, on peut par exemple se baser sur les données issues du site expérimental de La Cage, qui fait l’objet de plusieurs publications14. Sur ce site, sont comparés différents systèmes de cultures dont conventionnel, bio et ACS. Le but de l’expérimentation étant la recherche de solutions permettant de réduire l’utilisation de pesticides, le système ACS mis en place utilise très peu de pesticides, mais ce n’est pas forcément représentatif de ce qui se fait en ACS. Ce système devrait donc se placer dans la partie la plus à droite de la zone ‘ACS’ du diagramme. D’un autre côté, les parcelles expérimentales gérées en bio subissent un labour tous les ans. Ce qui n’est pas représentatif de ce qui se fait en bio15. Elles ne reçoivent aucun pesticide. Dans le diagramme ce site se retrouverait dans le coin en bas à droite. D’après le diagramme de l’auteur, la parcelle bio serait donc à la limite entre « préservation convenable » et « bonne » et celle en ACS complètement en « très bonne préservation du sol ». Mais l’état biologique de ces sols a été étudié16 : si l’effet positif de l’ACS et du bio était bien marqué, il n’était pas possible de distinguer clairement ces deux systèmes. Ainsi, dans ce cas le diagramme réalisé par TT ne correspond pas aux conclusions établies par les travaux de recherche.

Ce n’est, bien sûr, qu’un exemple isolé qu’il faut bien se garder de trop généraliser. Mais cela a au moins l’intérêt de mettre en lumière le fait que cet exercice simple de confrontation de la théorie aux données n’a pas été réalisé par TT.

Peu d’études comparent directement agriculture bio et ACS, mais de plus nombreuses études comparent conventionnel et ACS (ou seulement non labour) ou conventionnel et bio. La figure 1 présente une comparaison de l’effet du bio et du non travail du sol sur la base des données d’une méta-analyse sur le sujet17 et compare ces données à ce qu’avance TT. On constate clairement qu’il y a une divergence entre l’opinion non étayée de TT dans son article et ces résultats scientifiques.

Fig 1. Comparaison des réponses d’indicateurs de qualité du sol à l’agriculture bio (vert) et au non travail du sol (rouge). Données issues de Bai et al. (2018) et du diagramme 1 de @terreterre13.

Émissions de gaz à effet de serre (GES) et risques liés à l’azote

Ces deux questions méritent d’être traitées ensemble. En effet, les émissions de GES agricoles sont fortement liées à la fertilisation azotée (pour la synthèse industrielle des engrais et, surtout, par l’émission de N2O). Sur cela, plusieurs remarques importantes méritent d’être faites.

Tout d’abord, on peut faire le même exercice que précédemment et comparer les indications de ces diagrammes aux données scientifiques. Des données de flux d’azote et de GES déterminés sur le site expérimental de La Cage, présenté précédemment sont disponibles dans un récent article18. Là encore, on peut voir que les diagrammes de TT ne correspondent pas à ce qui est réellement mesuré, puisque le système en agriculture biologique a un meilleur bilan carbone que les systèmes ACS et conventionnels, même lorsque l’on rapporte par unité de production : c’est le seul système à capter du carbone plus qu’il n’en émet. D’autres études arrivent aux mêmes conclusions : globalement, en grandes cultures, l’agriculture bio n’émet pas plus de de GES par unité de produit que le conventionnel19. L’effet bénéfique du non labour (favorisant le stockage de carbone dans le sol) en ACS hors agriculture biologique est en majeur partie compensé par des émissions de N2O plus importantes20.

Concernant la fertilisation azotée, rappelons que l’azote peut être apporté de trois façons : sous forme d’engrais de synthèse, via la fixation d’azote atmosphérique par les légumineuses et par des engrais organiques (fumiers, lisiers… dans ce cas, l’azote provient à l’origine d’une des deux autres sources). Quelle que soit la source d’azote, il peut y avoir un risque de lixiviation, même lorsqu’il s’agit d’un couvert de légumineuses.

Ce n’est donc pas la quantité d’azote apportée par les engrais que TT aurait dû prendre en compte dans son diagramme 4 (voir figure ci-dessous), mais bien la fertilisation azotée totale en prenant en compte les engrais et les légumineuses.

L’apport d’azote sous forme organique (y compris par des légumineuses) permet une libération plus progressive d’azote sous forme soluble,  les intrants devant être dégradés et minéralisés par l’activité biologique du sol. Cela limite la lixiviation mais peut aussi l’augmenter en cas de mauvaise synchronisation de la minéralisation avec les besoins de la culture. Cependant, les pertes de nitrate sont en général bien plus faibles en agriculture biologique qu’en conventionnel21.

Le diagramme 4 de TT (voir figure ci-dessus) indique que l’agriculture biologique serait moins performante que l’ACS par rapport au risque nitrate. Mais TT néglige le fait que la fertilisation azotée est généralement bien plus faible en agriculture biologique22 (ce qui explique en grande partie le rendement plus faible qu’en conventionnel). La quantité d’azote épandue est limitée en bio et cette quantité maximale est rarement atteinte23. En effet, fertiliser en agriculture biologique coûte très cher du fait de l’interdiction d’utiliser des engrais de synthèse et certaines sources d’engrais organiques24. Il n’y a pas de telles restrictions en ACS.

D’après TT, la diffusion de l’azote est très ralentie en ACS grâce à l’absence de travail du sol. Pourtant, comme vu précédemment, l’ACS n’est pas plus performante que le bio en termes de préservation du sol.

La représentation de l’agriculture proposée par TT, ne correspond donc à aucune réalité, elle ne simplifie pas, au contraire, elle désinforme involontairement.

Comment comparer sérieusement les systèmes agricoles ?

Simplifier pour produire une représentation compréhensible de tous et sans désinformer n’est pas quelque chose de facile. Nous ne nous plierons pas ici à cet exercice périlleux. Pour ceux qui s’y risqueraient, il y a quelques éléments essentiels à prendre en compte :

  • Il faut se baser sur des données réelles et pas seulement sur des normes.
    • Si l’on reprend l’exemple de l’agriculture biologique, le cahier des charges n’impose pas (ou peu ?) de mesures agro-écologiques, mais le manque de moyens de lutte curative contre des ravageurs incite très fortement les agriculteurs bio à préserver au maximum la biodiversité. Ils peuvent ainsi bénéficier d’un contrôle biologique naturel.
    • De la même façon, en raison des contraintes fortes imposées en agriculture biologique sur les apports d’engrais, la préservation de la fertilité du sol est d’autant plus importante pour eux. De tels effets induits ne sont pas pris en compte en regardant seulement les cahiers des charges.
  • Si l’objectif est de réfléchir à des choix de modèles agricoles, alors il faut prendre en compte non seulement les performances actuelles mais aussi les performances potentielles. Sur ce point, on peut recommander la lecture de l’article de P. Baret « Diversité de modèles agricoles : une comparaison est-elle possible ? »25 qui complétera bien le présent texte.

Pour finir, on va certainement nous reprocher de faire un éloge de l’agriculture biologique. L’agriculture bio est-elle le modèle idéal ? Non. Mais il ne faut pas se tromper, aujourd’hui un de ses problèmes les plus saillants, c’est le coût de production plus élevé et sa dépendance à une main d’œuvre abondante. Dans tous les cas, si l’on veut une agriculture qui n’ait pas pour seul objectif la rentabilité à court terme, mais qui intègre la préservation de l’environnement, il faudra payer pour. Cela reste un problème, tout le monde ne pouvant pas se permettre de dépenser plus pour se nourrir. La question des relations agriculture-environnement, tout comme celle de “nourrir le monde” ne se joue donc pas seulement sur le plan agronomique mais aussi sur les plans économiques et sociaux26.